Je me prépare pour ceux qui possèdent, parmi les mortels, l'apparence de la sagesse et guettent, comme ils disent, ce rameau d'or.
Parmi ceux-ci, les grammairiens possèdent les premières, certainement l'espèce d'hommes qui serait la plus calamiteuse, la plus affligée, et la plus accablée par les Dieux si je n'apaisais les ennuis de leur très malheureuse profession par une sorte de douce folie. (...) Toujours faméliques et sordides dans leurs écoles, j'ai dit écoles pour soucis, ou plutôt moulins1 et tortures ; parmi leur troupeau d'enfants, ils sont vieillis par les travaux2, assourdis par les cris, par la puanteur et la crasse empoisonnés ; cependant grâce à moi, il leur semble être les premiers des mortels. Quel plaisir pour eux de terrifier d'un visage et d'une voix menaçants une cohue craintive ; de mettre en pièce des malheureux avec férules, verges et fouets; de sévir à leur guise par tous les moyens, imitant ainsi l'âne de Cumes3. Cependant ces ordures semblent purs raffinements, la puanteur sent la marjolaine, cette très malheureuse servitude est considérée comme une royauté, au point qu'ils refuseraient d'échanger leur tyrannie avec le pouvoir de Phalaris ou de Denys4.
Mais voici ce dont ils sont de loin les plus heureux : la conviction sans précédent de leur savoir. Alors qu'ils enseignent aux enfants de purs délires, Dieux bons, quel Palémon, quel Donat5 ne méprisent-ils pas ouvertement ? Et je ne sais pas par quelles impostures prodigieuses ils parviennent à paraître aux mères stupides et aux pères idiots tels qu'ils se jugent eux-mêmes. Ajoute cette espèce de plaisir : toutes les fois que l'un d'entre eux intercepte sur un parchemin pourri la mère d'Anchise6, ou un mot communément inconnu, considère busequa, bovinator aut manticulator7, ou s'il déterre quelque part sur un fragment de vieille pierre une inscription aux lettres abîmées. O Jupiter ! Quelle exaltation, quels triomphes, quels éloges, comme s'ils avaient vaincu l'Afrique ou pris Babylone ! Alors qu'ils étalent partout leurs versicules les plus froids et les plus sots, et il se trouve des hommes pour les admirer, ils sont persuadés que l'âme de Virgile a migré en eux. Et rien ne leur est plus doux que de se louer et de s'admirer mutuellement, de gratter en retour. Mais si l'un se trompe d'un petit mot et que par hasard un plus clairvoyant le surprenne, par Hercule, aussitôt, quelles tragédies, quels combats, quelles injures et quelles invectives! Que tous les grammairiens me soient malveillants si je mens!
J'ai connu un homme aux compétences nombreuses, grec, latin, mathématique, philosophie, médecine, et cela royalement, déjà sexagénaire, qui, ayant abandonné tout le reste, se torture depuis plus de vingt ans et discute en grammaire ; il pense qu'il sera tout à fait heureux s'il lui est permis de vivre assez longtemps pour statuer avec certitude pourquoi il faut distinguer huit parties du langage, ce que jusqu'ici, personne parmi les Grecs et les Latins n'a pu prouver complètement. Comme s'il fallait réclamer la guerre, si quelqu'un fait d'une conjonction un emploi relevant de la règle des adverbes. Et pour cette raison, alors qu'il existe autant de grammaires que de grammairiens, voire plus (mon ami Alde8, à lui seul, en a publié plus de cinq), il n'en néglige absolument aucune, même barbare et pénible, il feuillette, il scrute. Pas un qu'il ne jalouse s'il a machiné une ineptie sur le sujet, avec la crainte excessive que ce quidam ne lui ravisse cette gloire et que disparaissent les travaux de tant d'années. Appelez-vous cela folie ou stupidité ? Cela m'importe peu pourvu que vous reconnaissiez que c'est grâce à moi que l'animal de loin le plus malheureux de tous est élevé à une
telle félicité qu'il ne désire pas troquer son sort avec celui des rois de Perse.
Erasme, Éloge de la folie, 1511, chapitre 39
Notes
1 Le travail des esclaves chargé de faire tourner les meules était très pénible.